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Chapitre 5 - Ennemi ou agent ?
« On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire »
Gaston Bachelard
« Le Parti disait que l’Océania n’avait jamais été l’alliée de l’Eurasia. Lui, Winston Smith, savait que l’Océania avait été l’alliée de l’Eurasia pas plus tard qu’il y a quatre ans. Mais où existait ce savoir ? Uniquement dans sa propre conscience qui, dans tous les cas, serait bientôt anéantie. »
Georges Orwell, 1984
Le fait qu’on n’arrête pas d’arrêter d’arrêter Ben Laden incite à transformer une certitude en question : Ben Laden, désigné comme l’ennemi numéro 1 des Etats-Unis, l’était-il vraiment ? Remplacer une affirmation par une question est l’essence de la rationalité. Ben Laden « ennemi public des Etats-Unis » est considéré comme une évidence, une donnée de base.
A bien y regarder, il s’agit plutôt un axiome – c’est-à-dire une affirmation posée au départ, un élément fondamental qu'on ne cherche pas à démontrer. On peut même parler de dogme, puisque sa mise en question déclenche une réprobation. Or, de quelles données disposons-nous sur Ben Laden, en dehors de récits de seconde main ? Combien de journalistes, de policiers ou de diplomates l’ont rencontré ?
Oussama Ben Laden n’a donné que cinq interviews à des médias occidentaux. La plus grande partie de ce que nous « savons » de lui relève de l’imaginaire. Nous sommes captivés par un récit global. Il s’agit moins de faits que de storytelling. Et ces histoires divergent, même sur des données élémentaires.
Des journalistes, qui ont eu accès aux données des renseignements français, le considèrent comme diplômé en ingénierie civile en 1979 à Jeddah[1], tandis que CNN, sur base d’une interview de Ben Laden à Al Jazeera, affirme qu’il a obtenu un diplôme en économie et administration publique à Jeddah en 1981[2] (alors qu’il était déjà supposé être engagé dans la résistance afghane). D’autres auteurs écrivent qu’il avait deux diplômes : économie et marketing de l’Université de Jeddah, et ingénieur à l’Université de Riyadh.[3]
Notre image de Ben Laden n’est qu’une image, souvent douteuse, car même les vidéos où il apparaît sont sujettes à caution. On a ainsi découvert qu’un portrait robot de Ben Laden diffusé par le FBI en 2009 s’inspirait des traits d’un homme politique espagnol connu pour ses positions anti-américaines, pure fantaisie donc.[4]
Le rôle de Ben Laden dans les attaques du 11 Septembre elles-mêmes est entouré de brouillard. Le 16 septembre 2001, il émettait un communiqué affirmant : « Je ne l’ai pas fait ». Le 28 septembre, il confirmait dans un quotidien pakistanais : « J’ai déjà dit que je ne suis pas impliqué dans les attaques du 11 septembre ». Le 7 novembre, il déclarait encore à un journaliste pakistanais : « Je n’ai aucun lien avec les attaques menées aux Etats-Unis, mais je les approuve ».[5]
Le 13 décembre, le Pentagone diffusait une vidéo où Ben Laden affirme qu’il était au courant de l’opération.[6] Rappelons aussi que le FBI n’a jamais poursuivi Ben Laden pour les attentats du 11 Septembre.[7] Il n’aurait assumé la responsabilité complète des attaques que dans un message au peuple américain beaucoup plus tardif, le 23 mai 2006 : « Je suis personnellement responsable de l’attribution des rôles aux dix-neuf frères pour mener ces conquêtes… ».[8] Or il n’est pas certain qu’il disposait encore de sa liberté de parole et de mouvement à ce moment, comme on l’a vu plus haut.
Toute démarche rationnelle se fonde sur des hypothèses. L’hypothèse « Ben Laden ennemi public des Etats-Unis » suppose une mutation du personnage, changeant radicalement d’attitude à l’égard des Etats-Unis à un moment donné.
Une autre hypothèse peut être formulée, respectant un principe d’inertie selon lequel, en politique comme en physique, « tout corps poursuit son mouvement rectiligne, en l’absence d’influence extérieure ». Cette hypothèse est plus compatible avec l’ensemble des faits connus : Ben Laden n’aurait-il pas toujours été utilisé par les Etats-Unis?
Ce fut le cas de 1980 à 1989, lorsqu’il dirigeait les moudjahidins, entraînés, armés et organisés par la CIA pour lutter contre l’armée soviétique en Afghanistan. Certains pensent qu’il s’agit d’une thèse conspirationniste, alors qu’il s’agit de la thèse officielle de la justice américaine au procès de New York en février 2001, sur les attentats des ambassades américaines du Kenya et de Tanzanie (en 1998) :
La théorie de l’accusation est que le réseau de Ben Laden trouve son origine à la fin de la guerre en Afghanistan, que les Etats-Unis ont soutenue. Les Etats-Unis financèrent les rebelles Moudjahidins pour chasser l’envahisseur soviétique de l’Afghanistan. L’accusation plaidera dans sa déclaration initiale qu’à la fin des années1980, Ben Laden a ouvert pour les réfugiés et les combattants un abri qui est devenu un camp militaire, avec un objectif qui a changé : au lieu de combattre les Soviétiques, ils combattaient les Etats-Unis qui, à leurs yeux, étaient des infidèles dont l’armée occupait des lieux saints comme l’Arabie saoudite et qui faisaient des choses avec lesquelles Ben Laden n’était pas d’accord politiquement. [9]
Ce récit implique un retour d’une vingtaine d’années en arrière. En 1978, le prince saoudien Turki bin Faisal – chef des services secrets saoudiens et « officier traitant d’Oussama Ben Laden »[10] (alors âgé de 22 ans) l’avait chargé de fonder la « Légion islamique afghane», qui combattit l’armée soviétique de 1979 à 1989. Cette légion était constituée de moudjahidins (combattants musulmans) aidés de mercenaires étrangers, entraînés, armés et organisés en sous-main par la CIA.
Zbygniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président Carter, a confirmé cette stratégie en rappelant que Carter avait signé, en juillet 1979, une directive pour l’assistance clandestine aux opposants prosoviétiques du régime de Kaboul, dans le but de provoquer une invasion de l'Afghanistan par l'armée soviétique, qui deviendrait leur Vietnam. Action que Brzezinski considère comme un coup de maître et qui a entraîné l’effondrement de l’Union Soviétique (voir plus loin).[11]
L’ancien directeur de la CIA Robert Gates a en effet rapporté dans ses mémoires en 1996[12] que les services secrets américains ont commencé à soutenir la rébellion afghane en Afghanistan six mois avant l’intervention soviétique.[13] L’action de Ben Laden se déroulait dans le cadre du « programme afghan » de la CIA - dont le nom de code était « Opération Cyclone »[14]. Les Etats-Unis et l’Arabie saoudite fournirent 40 milliards de dollars d’aide financière et d’armes à près de 100.000 moudjahidins et « Arabes Afghans » provenant de 40 pays musulmans par l’intermédiaire de l’ISI, service secret pakistanais.[15] A noter que l’Angleterre aussi était secrètement impliquée dans le soutien aux rebelles afghans, principalement sous forme d’entraînement militaire.[16]
Ben Laden change de camp ?
On situe le changement de camp de Ben Laden en 1990, moment où l’Arabie saoudite accepta l’arrivée de 300.000 soldats américains pour riposter à l’invasion du Koweit par l’Irak.[17] Ben Laden le confirme dans une interview donnée à Robert Fisk peu après le 11 septembre 2001 :
« Quand les troupes américaines ont pénétré dans le pays des deux lieux saints, les oulémas [autorités religieuses] et les étudiants de la charia ont protesté vigoureusement dans tout le pays contre l'intervention des soldats américains m’a dit Ben Laden. Le régime saoudien, en commettant la grave erreur d’inviter les troupes américaines, a révélé sa duperie. Il a apporté son soutien à des nations qui combattaient les musulmans ».[18]
Ben Laden aurait proposé au roi Fahd de mettre ses quelques milliers d’hommes à son service pour libérer le Koweït sans recourir aux Américains. Idée saugrenue et peu crédible face à l’Irak, quatrième puissance militaire du monde à l’époque, disposant de plus d’un million d’hommes. Quoi qu’il en soit, Ben Laden, quitte l’Arabie saoudite pour s’installer au Soudan parce qu’il aurait été mécontent de l’alliance américano-saoudienne.[19] En 1994 il est déchu de sa nationalité saoudienne, en 1996 il lance une déclaration de guerre contre les Etats-Unis, et en 1998 il annonce son intention de s’attaquer aux Américains et à leurs alliés, militaires ou civils, partout dans le monde[20].
Ben Laden - qui a combattu les Soviétiques pendant dix ans avec le soutien des Américains – serait soudain devenu allergique à leur présence en Arabie saoudite et leur ennemi juré. On dit qu’il « se retourne contre ses anciens maîtres ».[21] On peut douter de cette théorie qui épouse le storytelling de la justice américaine.
Une théorie qui semble postérieure à 1996, puisque jamais auparavant Ben Laden ne semble avoir exprimé publiquement son animosité à l’égard des Etats-Unis ou de l’Arabie saoudite. Dans sa première interview donnée à un journaliste occidental, Robert Fisk en1993, Ben Laden ne fait aucune allusion à sa crise de conscience lors de l’arrivée des troupes américaines en Arabie saoudite.
Dans cette interview, il passe pour un guerrier reconverti en mécène et construisant des routes au Soudan, avec ses anciens moudjahidins comme ouvriers. Evoquant les années passées à combattre les Soviétiques en Afghanistan, il prétend n’y « avoir vu aucun signe d’aide américaine ».[22]
Il est vrai que la CIA agissait derrière le paravent des services pakistanais et saoudiens, mais Ben Laden était-il aveugle au point de ne rien déceler des 40 milliards d’armes et de dollars américains, alors que « trois cent mille combattants fondamentalistes afghans portaient des armes fournies par la CIA ».[23]
Pas un mot hostile en tout cas à l’égard des Etats-Unis (supposés être sa bête noire depuis 1990), pas plus dans cette interview de 1993 que dans un article du Time magazine de 1996 où il se présente comme un simple homme d’affaires.[24] Sa haine brutale des Etats-Unis serait restée muette pendant six ans…
Nous savons aujourd’hui que Ben Laden mentait sur ses activités pacifiques au Soudan, puisqu’en décembre 1992 Al Qaida a fait sauter des bombes dans deux hôtels d’Aden au Yémen, où résidaient des soldats américains ; il aurait aussi organisé le premier attentat contre le World Trade Center de février 1993, envoyé des instructeurs en Bosnie[25], et semblait impliqué dans un attentat d’octobre 1993 qui tua 18 militaires américains à Mogadiscio en Somalie, attentat qu’il revendiquera fin 1996.[26] Après quoi Al Qaida réalisera encore des attentats en Arabie saoudite (1996), au Kenya, en Tanzanie (1998) et au Yémen (2000).
Si Ben Laden fait l’impasse sur ses rapports avec les Américains antérieurs à 1990, on peut se demander s’il ne fait pas de même sur ces rapports en 1993. En prétendant à ce moment qu’il n’a vu aucun signe d’aide américaine, il protège le secret de l’Opération afghane de la CIA (qui n’a été dévoilé qu’en 1996). Le journaliste Gerald Posner, de même que Richard Labévière, évoquent même un accord conclu en 1991 entre Ben Laden et les services de renseignement saoudiens, dont le contenu précis n’est pas connu, mais dont la CIA aurait été informée voire partie prenante.[27]
Contre la théorie de la mutation subite de Ben Laden, on note aussi le fait discordant qu’en mars 1996 Al Qaida fut impliqué dans une tentative d’assassinat du colonel Khadafi, avec le soutien du service secret britannique MI6, qui fit obstacle aux poursuites contre Ben Laden. C’est ce que révéla David Shayler, un officier du MI5.[28] [29] Evénement à mettre en rapport avec le fait que la Lybie est le premier pays à avoir lancé un mandat d’arrêt d’Interpol contre Osama Ben Laden.
Si les ennemis de nos ennemis sont nos amis, il faut croire que Ben Laden était encore à ce moment l’ami (ou l’agent) des États-Unis, hostiles à la Lybie pour son soutien au terrorisme international. Raison pour laquelle Ronald Reagan avait ordonné en 1986 un raid de bombardement où le colonel Kadhafi fut blessé.
En mai 1996, deux mois après qu’al-Qaida rende service à l’Occident en tentant d’assassiner Khadafi, Ben Laden retournait en Afghanistan pour soutenir les Talibans, eux-mêmes courtisés par les Américains, en vue de la construction d’un gazoduc traversant l’Afghanistan. S’agissait-il d’une deuxième mission de Ben Laden pour les Etats-Unis en Afghanistan, sorte de mission-suicide, consistant à amener les Talibans au pouvoir pour mieux les renverser ?
En 1996, en tout cas, la communication de Ben Laden change. Celui qui faisait l’ange (combattant reconverti, mécène, homme d’affaires) se présente désormais comme un diable ; lui qui combattait les Soviétiques, avec l’aide discrète des Américains, se transforme en menace pour les Etats-Unis et le monde.
Fin 1996, il convoque des journalistes de CNN dans son repaire afghan et leur livre un discours étonnamment symétrique à celui que Bush tiendra après le 11 Septembre 2001, sur le passage de la Guerre froide à la Guerre à la terreur.
« La chute de l’Union soviétique a rendu les Etats-Unis plus hautains et arrogants et ils ont commencé à se prendre pour les maîtres du monde et à établir le Nouvel Ordre Mondial (…) Tout ceux qui résistent à cette injustice sont traités de terroristes ».[30]
A titre de contrepartie à la stratégie américaine, Ben Laden programme la restauration du Califat, qui débutera en Afghanistan. Au même moment, aux Etats-Unis, Rumsfeld, Cheney et le Project for the New American Century (PNAC), fondé en 1997, réclament au Président Clinton, une politique plus autoritaire au Moyen Orient (incluant le renversement de Saddam Hussein), qui sera celle de Georges Bush.[31]
Un ennemi utile
Dans le projet de gazoduc afghan, les sociétés américaine Unocal et saoudienne Delta Oil étaient associées à une deuxième société saoudienne, la Nimir Petroleum contrôlée par Khalid Bin Mahfouz[32], membre d’une grande famille saoudienne proche de la famille royale (comme la famille Ben Laden). Khalid Bin Mahfouz, surnommé « banquier du roi et de la famille royale saoudienne »[33], finançait aussi des organisations « caritatives » proches d’Oussama Ben Laden, qui bénéficiaient « d’aumônes » astronomiques : « le chiffre de 2 milliards de dollars [a été] avancé. »[34] Somme évoquant plus un investissement qu’un don. Ce qui faisait de Ben Laden une sorte d’associé de fait du projet de gazoduc afghan, de même que les Talibans, comme on l’a vu plus haut. Le cœur de métier de Ben Laden étant le recrutement de combattants islamistes destinés à contrôler le terrain.[35]
Une des ONG à « vocation caritative » subsidiée par le banquier de la famille royale saoudienne, l’International Development Foundation établie à Oxford en Grande Bretagne, avait « la même adresse que l’International Islamic Relief Organization, l’une de principales structures de recrutement d’Oussama Ben Laden ».[36]
Plus surprenant encore, le même banquier saoudien a financé la famille Bush en investissant 25 millions de dollars en 1987 dans la Harken Energy Corporation, dont le patron était George W. Bush. Cette petite société pétrolière obtint en 1990, à la surprise générale, « une des concessions les plus convoitées du monde : l’exploitation offshore au large des côtes de l’émirat de Barhein, zone regorgeant de pétrole ».[37] Il est vrai qu’entretemps George Bush père était devenu président des Etats-Unis (de 1989 à 1993).
Et si les amis de nos amis sont nos amis, Ben Laden était un ami de la famille Bush. Sa carrière se caractérise en tout cas par une succession de services rendus - volontairement ou non - aux Occidentaux.
Jean-Charles Brisard, officier des services secrets français et Guillaume Dasquié, analyste du renseignement, ont révélé dans leur livre Ben Laden, la vérité interdite, que le premier mandat d’arrêt d’Interpol visant à interpeller Osama Ben Laden n’a été émis que le 15 avril 1998 - à la demande de la Lybie.
Deux ans après l’attentat contre les installations américaines de Dahran en Arabie saoudite, ce ne sont pas les Etats-Unis qui recherchent ouvertement Osama Ben Laden. Ce dernier a pourtant lancé une fatwa contre l’Occident et l’Amérique le 28 février 1998[38].
Les attentats menés par Ben Laden contre les Etats-Unis - sans que ceux-ci cherchent à l’arrêter réellement - ont permis de développer une politique agressive à l’égard de pays disposant de ressources énergétiques, politique dont l’apothéose sera la décision d’envahir l’’Afghanistan et l’Irak après le 11 Septembre.
Les actions de Ben Laden dans cette phase de sa carrière justifièrent l’invasion de l’Afghanistan. C’est peut-être pourquoi il fallait le dénoncer comme auteur d’attentats contre les Etats-Unis – culminant le 11 Septembre – mais surtout qu’on ne l’arrête pas.
On pourrait décomposer la trajectoire de Ben Laden en trois phases complémentaires, marquées par trois modes de communication différents :
1) 1978-1989 : Ben Laden reste anonyme et reçoit le soutien occulte des Etats-Unis, par l’intermédiaire de l’Arabie saoudite et du Pakistan, dans le combat contre les Soviétiques en Afghanistan.
2) 1990-1996 : Ben Laden apparaît dans les médias, où il se présente comme un ancien combattant musulman anticommuniste. Effacement des liens avec les Etats-Unis et l’Arabie saoudite. Phase transitoire avec des activités occultes à la fois pro-américaines (en Bosnie) - comme dans la phase précédente - et anti-américaines (Yemen, World Trade Center, Somalie, Arabie saoudite) - comme dans la phase suivante.
3) 1996-2001 : Ben Laden se présente comme l’ennemi numéro un des Etats-Unis.
Dernier avatar du Diable
A travers ces changements apparents, on pourrait supposer une continuité. Ben Laden serait un agent provocateur au bénéfice des Etats-Unis.
Dans un premier temps, ses moudjahidins ont contribué à provoquer l’invasion de l'Afghanistan par l'armée soviétique de 1979, comme l’espéraient les Américains. Zbigniew Brzezinski commentait cette stratégie de la manière suivante :
Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : ‘’ Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam’’. De fait, Moscou a dû mener pendant presque dix ans une guerre insupportable pour le régime, un conflit qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire soviétique. [39]
Dans un deuxième temps (1996 à 2001), Ben Laden a servi à justifier l’invasion américaine de l’Afghanistan et de l’Irak.
L’utilisation de terroristes infiltrés[40] ou manipulés[41], n’a rien d’exceptionnel pour les services secrets, spécialistes du double-jeu, habitués à brouiller les cartes. En Italie, ceci fut baptisé « stratégie de la tension »[42], c’est-à-dire la « manipulation en sous-main par le gouvernement de groupes politiques radicaux, afin de provoquer des débordements qui favorisent aux yeux de l'opinion publique des politiques autoritaires. »[43] L’analyse de ce processus a été développée par Gianfranco Sanguinetti, dans Du Terrorisme et de l’Etat.[44]
Pour dépasser le niveau des apparences, en politique comme ailleurs, il faut émettre des hypothèses. La qualité de celles-ci se mesure à la quantité de faits qu’elles expliquent. Nous avons envisagé deux hypothèses au sujet d’Oussama Ben Laden. La première (« ennemi des Etats-Unis ») est incompatible avec de nombreux événements : les services rendus aux Etats-Unis en Afghanistan, le projet d’assassinat de Khadafi avec l’aide des services britanniques, et les entraves répétées à son arrestation par les services américains.
La deuxième hypothèse - « Ben Laden agent (volontaire ou involontaire) des Etats-Unis » - bouscule les idées reçues, mais elle est compatible avec l’ensemble des faits. C’est l’œuf de Colomb qui fait tenir debout l’histoire de Ben Laden : il n’est peut-être jamais devenu une réelle menace pour les Américains. Son retournement paraît semble si peu logique que l’opinion publique tend à croire que Ben Laden a toujours été l’adversaire des Etats-Unis.
Cette idée a les faveurs du public et des récits médiatiques, où le personnage de Ben Laden dans sa caverne est calqué sur les méchants de James Bond, préparant des attentats et concoctant les armes les plus puissantes (chimiques, bactériologiques, nucléaires), tels Goldfinger ou le Docteur No qui, du fond de leur repaire, mettent le monde occidental en péril. Ne voit-on pas que cet être capable de tout, tapi dans son antre, est un avatar du Diable ?
De manière plus prosaïque, Robert Fisk a décrit en 1997 en Afghanistan, un Ben Laden sous-informé s'emparant avec avidité des journaux arabes du journaliste, et qui semblait même privé de radio : « Est-ce bien là le "parrain du terrorisme international" ? » se demandait Fisk.[45] Observation incompatible avec l’affirmation du chef de la National Security Agency (NSA) - organisme du département de la Défense, responsable du renseignement et de la sécurité informatique du gouvernement américain - selon laquelle Ben Laden possédait de meilleures technologies de communication que les Etats-Unis.[46]
Pour peaufiner le mythe, ou la légende (comme on dit dans le monde de l’espionnage), l’ensemble de la presse occidentale a décrit l’abri de Ben Laden de Tora Bora comme un complexe de tunnels et de bunkers creusés dans la montagne. Ben Laden, ingénieur en construction, aurait amené des douzaines de bulldozers et de l’équipement lourd provenant de l’entreprise de son père, propriétaire d’une des compagnies de construction les plus prospères du Golfe Persique.[47] Les tunnels auraient été aussi profonds que les tours du World Trade Center étaient hautes.[48] Opposition du Bien et du Mal - du ciel et de l’enfer - comme le Président Bush l’exprimait le 12 septembre 2001 : « Cette lutte du Bien contre le Mal sera monumentale, mais le Bien prévaudra ».[49] Des récits et des discours de ce type évoquent plus la pensée mythologique que l’analyse politique.
Donald Rumsfeld embrayait sur ce mythe, lors d’un entretien télévisé, pendant le siège de Ben Laden à Tora Bora, en novembre 2001. Le journaliste lui montrait un plan (fictif) de l’intérieur de la forteresse de Tora Bora, publié dans le Times de Londres, avec des dépôts d’armes et de munitions et des entrées assez larges pour y faire pénétrer des voitures et des tanks. Rumsfeld commentait : « Oui… C’est du travail sérieux. Il en existe plusieurs. Et ils ont tous été utilisés très efficacement »[50]. Ce qui montre soit que Rumsfeld était très mal renseigné, soit qu’il mentait très bien.
Un grand reporter, Eric Laurent, a pris la peine de se rendre à Tora Bora, pour découvrir que l’habitation de Ben Laden n’était qu’une maison en pisé de huit pièces, et qu’il n’existait là aucune grande caverne. Rien que des grottes creusées à flanc de montagne, de 3 mètres de profondeur et 80 centimètres de hauteur, sans le moindre équipement : pas de route, pas d’électricité ni de systèmes de communication, à cinq heures de marche de la vallée. « Comment dans un tel environnement une opération aussi sophistiquée que celle du 11 Septembre a-t-elle pu être conçue et coordonnée ? »[51] « La mystification a commencé au début du mois d'octobre 2001 avec l'intervention Congres américain de Yossef Bodansky, directeur du Centre sur le Terrorisme, qui s'autoproclame meilleur connaisseur américain de Ben Laden. Que dit-il ? »[52]
On connait 45 grottes et bunkers ou Ben Laden et ses amis peuvent se cacher. Ils ont été construits entre 1969 et 1986 par la résistance afghane et les services pakistanais et saoudiens. Les Américains ont même aidé a faire les fondations. Ces grottes et ces bunkers, Ben Laden les a ensuite très bien aménagés, protégés. II y a entreposé des armes de destruction massive. Ces caches sont des nids d'aigle à très haute altitude. II y a là des missiles antiaériens, des mitrailleuses... Pour l’en faire sortir, aucune bombe conventionnelle ne sera suffisante. II faudra y aller avec des hommes, des soldats, des forces spéciales, et ce sera très meurtrier. II ne sera jamais pris vivant. [53]
George Tenet ajoutera une touche finale à la légende de Ben Laden en évoquant dans ses mémoires, publiés en 2007, un complot d'Al-Qaïda déjoué sous sa direction, où une arme nucléaire aurait été introduite aux États-Unis en attendant d'être activée sur un signal de Ben Laden.[54]
Comme le disait ironiquement un politicien britannique : « Saint Georges et le dragon est un pauvre spectacle sans véritable dragon, le plus grand et le plus effrayant qui soit, crachant des flammes si possible »[55].
Pour qui travaillait Ben Laden? Subjectivement, difficile à trancher par manque de données de première main : quelle était sa part de ruse ou de sincérité, de sottise ou d’’intelligence, d’aveuglement ou de lucidité ? Objectivement, il travaillait pour les Etats-Unis. En l’éliminant, et en éliminant les traces de son élimination, Obama a mis un point final à une fiction en même temps qu’il assurait sa réélection. Dernier service rendu aux Etats-Unis par Ben Laden, « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change » : idiot utile, plutôt que grand manitou ?
[1] Brisard, Dasquié, p. 221 [2] Bergen, p.47 [3] John Cooley, Unholly Wars, Afghanistan, America and International Terrorism, 2002, p.202. [4] “Le FBI emprunte les traits d’un homme politique espagnol pour le portrait robot de Ben Laden », Lemonde.fr, 16/1/2010 [5] Eric Laurent, p. 245-7 [6] La cassette d’Oussama Ben Laden, Monde, 15/12/2001 [7] Bin Laden, Most Wanted For Embassy Bombings?, Washington Post, 28/8/2006 [8] Ben Laden affirme que Moussaoui n’a aucun lien avec les attentats du 11 Septembre, Monde, 24/5/2006 [9] “Phil Hirschkorn: Embassy bombings trial a U.S. priority”, CNN, 04/02/2001. [Souligné par nous]. [10] Richard Labévière, Les dollars de la terreur, p. 122 [11] Le Nouvel Observateur, 15 janvier 1998 [12]Robert Gates, « From the Shadows », 1996 [13] Idem [14] L’Opération Cyclone est le sujet du film américain Charlie Wilson's War, (Mike Nichols 2007), basé sur le livre du journaliste américain de CBS News, George Crile III "Charlie Wilson's War: The Extraordinary Story of the Largest Covert Operation in History" (2003). [15] https://en.wikipedia.org/wiki/Operation_Cyclone [16] Mark Curtis, Secret Affairs Britain’s Collusion with Radical Islam, London 2012, p.134 [17] Gerald Posner, Why America Slept: The Failure to Prevent 9/11, 2003, p.40-42. [18] Oussama Ben Laden par Robert Fisk, Le Monde, 2/5/2011 [19] Brisard et Dasquié, p. 222 [20] http://www.fas.org/irp/world/para/docs/980223-fatwa.htm [21] Richard Labévière, Les coulisses de la terreur, 2002, p.17 [22] Robert Fisk, “Anti-Soviet warrior puts his army on the road to peace: The Saudi businessman who recruited mujahedin now uses them for large-scale building projects in Sudan. Robert Fisk met him in Almatig.”, The Independent, 6/12/1993. [23] George Crile, Charlie Wilson’s War, The Extraordinary Story of the Largest Covert Opeartion in History, New York, 2003, p.ix. [24] Peter L. Bergen, Holy War, Inc., p.81 [25] « Selon le rapport 2000 du Département d'Etat américain sur le terrorisme, la Bosnie ferait partie des pays dans lesquels Oussama Ben Laden auraient envoyé des instructeurs pour renforcer ses réseaux. » RFI, 23/10/2001; Peter L. Bergen, p.86. [26] Interview d’Osama Ben Laden dans Al-Quds Al-Arabi, Afghanistan, Novembre 1996, cité dans Peter L. Bergen, Holy War, Inc., Inside the Secret World of Osama bin Laden, New York 2001, p.22. [27] Richard Labévière, Les dollars de la terreur : les États-Unis et les islamistes, Paris, 1999. [28] « MI6 helted bid to arrest Ben Laden”, Guardian, 10/11/2002 [29] Nafeez Mosaddeq Ahmed, La Guerre contre la vérité, pp.145-148 [30] Peter L. Bergen, Holy War, Inc., p.20. [31] PNAC letters sent to President Bill Clinton, January 26, 1998 : http://www.informationclearinghouse.info/article5527.htm [32] Jean-Charles Brisard et Guillaume Dasquié, Ben Laden la vérité interdite, 2002, p.209. [33] Eric Laurent, Les Liens du Pétrole, Le Figaro Magazine, 06/10/2001 [34] Jean-Charles Brisard et Guillaume Dasquié, Ben Laden la vérité interdite, 2002, p.194 [35] https://en.wikipedia.org/wiki/Al-Qaeda [36] Brisard, Dasquié, p.198 [37] Eric Laurent, Les Liens du Pétrole, Le Figaro Magazine, 06/10/2001 [38] Brisard, Dasquié, p. 137 [39] Le Nouvel Observateur, no 1732, du 15 au 21 janvier 1998, p. 76. [40] Voir : Morten Storm, Agent au cœur d’Al-Qaïda, Pocket 2016 [41] Voir : Marc Reisinger, Opération Merah, Editions du bord de l’eau, 2013 [42] Daniele Ganser, NATO’s secret armies, 2004 [43] https://fr.wikipedia.org/wiki/Strat%C3%A9gie_de_la_tension [44] Paris, 1980 [45]Oussama Ben Laden par Robert Fisk, Le Monde, 2/5/2011 [46] Général Mike Hayden, interview à 60 Minutes, CBS, 13/2/2001 [47] “Lost at Tora Bora”, New York Times, 11/09/2005. [48] "Al-Qa'ida almost 'immune to attack' inside its hi-tech underground lair.", Independent, 27/11/2001 [49] http://news.bbc.co.uk/2/hi/americas/1540544.stm [50] Meet the Press sur ABC le 2 décembre 2001, cité par Eric Laurent, p. 38 [51] Eric Laurent, La Face cachée du 11 septembre, Pocket 2004, p.43 [52] Ibid., p.36 [53] Nouvel Observateur, 25/10/2001 [54] George Tenet, At the Center of the Storm , 2007. [55] Christopher Davidson, p. 406.
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