Houellebecq ne donne aucune interview sans réaffirmer son hostilité bornée à l'euthanasie, véritable phobie d'un auteur obsédé par le suicide.
En tant que clinicien répondant à des demandes d'euthanasie, j'aurais voulu l'inviter à plus de nuance, en lui exposant la nature de ces demandes. Ne possédant ni son numéro de téléphone, ni son adresse personnelle, j'ai tenté de lui adresser une lettre ouverte.
Le magazine Causeur, pour lequel j'ai écrit quelques fois, a supprimé la publication de ma lettre le jour même où elle devait paraître (en janvier 2023). Différents prétextes ont été invoqués : intégrer ma lettre à un dossier complet après avoir contacté l'écrivain, laisser place à l'actualité politique. L'euthanasie en faisait pourtant partie, puisque Macron convoquait au même moment la convention citoyenne sur l'euthanasie, qui s'y est révélée favorable.
Dans le même temps, Causeur publiait une série d'articles catégoriquement opposés à l'euthanasie puis, ce mois-ci, un dossier composé uniquement d'avis défavorables. Bref, le magazine, qui pourfend le wokisme de gauche et dont la devise est "Surtout si vous n'êtes pas d'accord", pratique allègrement le wokisme de droite. Tout cela pour m'avouer piteusement qu'ils ne souhaitaient pas incommoder le Grand Auteur - traité comme une vache sacrée. Ni le Monde, ni l'Obs n'ont daigné accuser réception de cette lettre, que je leur ai envoyée par la suite. La voici donc.
Monsieur Houellebecq, pourquoi dire non à l’euthanasie ?
“La souffrance n’est plus un problème, c’est ce qu’il faut répéter, sans cesse, aux 95% de personnes qui se déclarent favorables à l’euthanasie. Moi aussi, dans certaines circonstances (heureusement peu nombreuses) de ma vie, j’ai été prêt à tout, à supplier qu’on m’achève, qu’on me pique, tout plutôt que de continuer à supporter ça. Et puis on m’a fait une piqûre (de morphine), et mon point de vue a changé radicalement, du tout au tout.” (Michel Houellebecq, Le Monde, 11 juillet 2019)
J’adore certains de vos livres (Les Particules élémentaire, Soumission, Sérotonine…), votre ironie lucide et cruelle envers les idéalismes qui nous pourrissent la vie, votre courage de penser à contre-courant. Or j’ai lu à plusieurs reprises des commentaires de votre part sur l’euthanasie, qui non seulement m’ont déplu, mais semblent émaner d’un autre que vous.
Je suis médecin psychiatre et, depuis quelques années, je vois régulièrement des patients venant de France pour obtenir l’euthanasie en Belgique. Sur cette base, j’aimerais vous rapprocher de l’évidence vitale, qui semble habituellement vous guider.
On meurt, c’est un fait
Autoriser l’euthanasie revient à admettre un simple fait : on meurt. Pourquoi faudrait-il nous priver légalement de notre dignité et de notre liberté à ce moment précis ?
Toute notre vie, nous revendiquons le droit d’aller où bon nous semble. Pourquoi nous en priver lors de notre plus important voyage ? A-t-on le droit d’abuser du fait que nous sommes réduits à l’impuissance par la maladie en nous refusant ce départ?
En tant que médecins, pendant toute leur vie, nous aidons les gens avec pour but premier de réduire leur souffrance (serment d’Hippocrate : « Primum non nocere »). Par quelle étrange pudibonderie, la fin de vie serait-elle exclue de la vie? Cette fin de vie n’est pas nécessairement le moment où les fonctions vitales s’éteignent. C’est celui où la souffrance devient permanente et intolérable, à tel point qu’il devient impossible d’éprouver la moindre jouissance – synonyme de vie. Vous êtes d’accord avec moi, puisque vous écrivez : "La souffrance physique n’est rien d’autre qu’un enfer dénué d’intérêt" (Le Figaro, 6/4/21).
Alors au nom de quelle foi malsaine tournerais-je le dos à ceux que je rencontre à cette étape de leur vie ? Dois-je prétendre qu’on ne meurt pas, ou qu’ils n’ont pas le droit de mourir ? leur dire : « Moi je vis, taisez-vous… » ? Etes-vous certain de rester aussi philosophe le jour où vous vous trouverez dans cette situation ? Et comment décider pour les autres, alors que vous n’entendez pas ce qu’ils ressentent ?
La douleur se traite, mais à quel prix
Vous pensez être délivré de tout idéalisme en invoquant un argument réaliste : la douleur se traite, grâce à l’hypnose et à la morphine. Quelle naïveté ! Qui vous a raconté ça ? Vous-même, on vous a fait une piqûre de morphine, et vous avez tout compris…
En réalité, l’hypnose est inefficace contre certains types de douleurs et les effets indésirables des morphiniques (nausées, constipation, somnolence) deviennent, à un moment donné, chez les malades chroniques, plus importants que leurs bénéfices. Cette ignorance masque l’idéalisme morbide que vous prétendez éviter, et traduit insidieusement l’injonction : « Il faut souffrir ! », socle de notre culture.
Comme vous semblez investir de l’énergie dans cette affaire, je vous invite à rencontrer mes patients à Bruxelles. Un petit voyage pour écouter ceux qui en préparent un grand.
Chaque demandeur d’euthanasie dit, d’une manière ou d’une autre : « Je ne veux pas devenir une plante qu’on fera souffrir jusqu’à la dernière seconde, y compris en la privant d’eau, au nom de la croyance primitive selon laquelle on ne peut contrarier l’horloge biologique, ou celle de Dieu – sans tenir compte de ce que je ressens ». À la demande de liberté s’associe celle de dignité. « Chaque matin, au réveil, je me demande quelle fonction j’aurai perdu aujourd’hui », se demande cette femme atteinte d’une maladie nerveuse dégénérative. « Je ne veux pas finir ma vie langé dans mes excréments »…
Votre œuvre est traversée par l’envie de suicide (*) : « Anéantir », « Rester vivant » « Near death Experience »... On comprend votre peur de vous laisser aller à la dépression. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vos héros suicidaires expriment un dégoût ou une lassitude de vivre, tandis que la plupart des demandeurs d’euthanasie ne sont pas déprimés, et préféreraient continuer à vivre dignement si c’était possible.
Dans la plupart des cas, je sais et ils savent où ils vont, et à peu près quand. Les médecins ont peu d’options, sauf aider ou ne pas aider. Vous écrivez : « Les droits de l’homme, la dignité humaine, les fondements de la politique, tout ça je laisse tomber, je n’ai aucune munition théorique, rien qui puisse me permettre de valider de telles exigences. Demeure l’éthique, et là oui, il y a quelque chose. Une seule chose en vérité, lumineusement identifiée par Schopenhauer, qui est la compassion. » (Lettre de Michel Houellebecq à Bernard-Henri Lévy, 2008)
Lorsqu’un patient préfère partir dignement, faut-il lui tourner le dos, abdiquer le pouvoir de réduire ses souffrances que les médecins exercent pendant le reste de son existence ? La compassion c’est le contraire.
A propos, avez-vous remarqué qu’un décret du 28 mars 2020 légalisait l’injection de Rivotril dans les EPHAD « en vue de la « prise en charge palliative de la détresse respiratoire des patients atteints ou susceptibles d’être atteints par le virus SARS-CoV-2 », ce qui consistait, en clair, à les achever sans qu’ils le demandent.
La France, qui s’oppose toujours à l’euthanasie volontaire, autorisait brusquement et temporairement (jusqu’au 15 avril de la même année), une euthanasie sélective – que je qualifierais d’euthanazie : le but étant que ces patients âgés n’occupent pas de lits d’hôpitaux et n’apparaissent pas dans les statistiques de l’épidémie. Je ne vous ai pas entendu protester à l’époque. Ce qui indique que vous vous trouvez peut-être un peu hors sol. A une distance qui ne devrait pas vous autoriser à décider moralement de la vie des autres, et de ce que chacun considère comme une vie digne et libre. Cher Michel Houellebecq, revenez parmi nous !
(*)Laura Alcoser Cuzco, « Le suicide dans La Carte et le territoire de Michel Houellebecq », Université d’Oslo, 2021.
VOIR AUSSI : Euthanasie, se mettre à la place de l'autre https://www.monde-mensonger.org/post/euthanasie-se-mettre-%C3%A0-la-place-de-l-autre
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